N°1 - Kinder sans surprise

Tunis, 1er juin 2022

Ma créature
2 min ⋅ 01/06/2025

Mon petit fantôme,

Demain, ta maman et moi partons à Naples. C’est un cadeau que nous nous offrons après les semaines pénibles que nous venons de vivre.

Tu es morte le 1er avril de cette année. Tu avais 7 semaines, je crois. Tu voulais peut-être nous faire une blague.

Ce n’était pas drôle.

Je me considérais chanceux. Ta maman est tombée enceinte dès la première tentative. J’allais devenir papa. Ton papa.

J’avoue, j’ai balancé la grande nouvelle par-ci, par-là. À tes grands-parents d’abord, puis à mes amis. J’aurais dû me taire. Si j’avais su le mal que tu t’apprêtais à nous faire…

J’ai 39 ans. C’est mon tour. Je t’attends depuis trop longtemps.

Quand le gynécologue nous a annoncé que ton petit cœur ne battait plus, j’ai cru que le mien allait exploser. Ta maman s’est rhabillée, sans un mot. J’ai voulu me jeter sur son ventre pour le masser, en me disant que, peut-être, ça te ramènerait à nous. C’est bête, je sais. Et puis, c’était trop tard. Tu n’étais déjà plus là.

Il nous a ensuite expliqué, d’une voix mécanique, la procédure pour évacuer l’embryon. Il a parlé d’expulsion, d’aspiration, de curetage aussi, je pense. Je ne l’écoutais plus. Comment pouvait-il être aussi froid alors qu’il venait de t’arracher à moi ?

Ta maman a pris le médicament pour expulser la poche qui contenait l’œuf. Je ne savais pas ce qu’était un œuf clair. C’est quand l'embryon ne se développe pas. L’œuf reste vide. Un peu comme un Kinder Surprise, sans la surprise…

Il nous a dit : « C’est un peu comme des grosses règles. »
Un euphémisme.
Un mensonge tranquille, emballé dans le langage médical.

Ta maman a eu des crampes énormes.
Elle a hurlé de douleur, elle a perdu beaucoup de sang, elle était à deux doigts de s’évanouir.
Je n’ai pas su quoi faire. J’ai appelé sa mère, les urgences. Mais rien n’apaisait la douleur.

Comme si c’était normal.
Comme si ça devait faire mal.
Comme si la souffrance faisait partie du protocole.
Ou de la punition.

J’ai encore cette image d’elle en tête, recroquevillée au bord des toilettes, tirant la chasse d’eau pour te faire disparaître…

Je n’ai parlé à personne de ce que j’ai ressenti après la fausse couche de ta maman.
Je ne me sentais pas légitime.
J’ai minimisé, fait comme si ça ne comptait pas.
J’ai fait bonne figure, entretenu l’illusion.
Une non-reconnaissance, en quelque sorte.

J’ai fini par répéter ce que les autres disaient, pour essayer de rassurer ta maman.

Mais comment j’aurais-pu parler de mon propre mal-être ? Comment mettre des mots là-dessus ?

J’ai su tout de suite que je voulais t’écrire.

L’écriture est un refuge.
T’écrire, c’est une manière de respirer.
De prendre du recul.
De comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur.

Ma créature

Par Arnaud Dandoy

Je m’appelle Arnaud Dandoy. Je suis criminologue au Muséum d’Histoire Surnaturelle, aussi appelé Surnateum — un cabinet de curiosités dédié aux formes anciennes de magie, aux savoirs occultés, aux forces invisibles qui traversent nos civilisations depuis l’aube des temps. Mon métier : élucider des affaires. Certaines trouvent une explication rationnelle. D’autres non.

Ce qui m’attire, ce sont les connaissances interdites. Les mythes. Les légendes. Les superstitions. Tout ce que l’humanité a refoulé, mais jamais oublié. J’enquête dans des univers parallèles, des marges, des zones grises. À la frontière du réel.

De 2013 à 2020, j’ai vécu en Haïti. J’y ai étudié les processus de zombification. J’ai suivi la trace des lougawou — les loups-garous du monde créole. Depuis cinq ans, je vis en Tunisie. J’y poursuis une autre obsession : la possible localisation de l’Atlantide. Une cité engloutie. Un vestige enfoui.

Mais récemment, une autre affaire s’est imposée à moi. Une disparition ancienne. Celle d’une petite fille nommée Elena Adelaïde Shelley, morte à Naples en 1820. Une énigme discrète. Presque oubliée. Et pourtant centrale.

C’est cette enquête que je raconte ici. Une affaire qui m’a conduit dans l’ombre du monstre de Frankenstein. Et peut-être jusqu’à moi-même.